jeudi 5 avril 2007

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Dans nos contrées, la naissance du premier enfant est toujours une épreuve difficile pour toute femme, mais si c’est un garçon, alors la délivrance est double : à la joie d’être enfin débarrassée du fardeau porté durant neuf longs mois s’ajoute le soulagement qu’éprouve la jeune mère en apprenant que le nouveau-né est un mâle, qui perpétuera la lignée du père.

De tous ceux que ma venue au monde avait comblés, ma grand-mère était certainement la plus reconnaissante.

Ma grand-mère…

Je l’ai toujours connue ridée ― elle avait déjà soixante ans à ma naissance. Petite, menue, elle ne voyait plus que d’un œil, le second ayant été complètement abîmé par la cataracte. Je découvris progressivement le lien particulier qui nous unissait durant les longues journées que nous passions ― seuls ― dans le silence du jardin en pente où elle aimait tant se retrouver, au printemps, quand le soleil faisait vibrer l'air de mille mélodies et que la rosée du matin recouvrait l'herbe d'un tapis de cristal. On entendait parfois au loin les cris d'un berger qui rappelait à l'ordre quelque vache qui n'avait pu résister à l'attrait des épis de blé gorgés d'eau. Petit enfant de cinq ou six ans, je ne me lassais jamais en sa compagnie d'écouter ce que disaient les arbres, les fleurs, les insectes de toutes tailles, sur cette terre ancestrale que tant de générations avaient aimée du même amour ardent. Bercé par une douce brise printanière, le regard perdu au loin dans la vallée couverte de vignes et, au-delà, dans la montagne qui barrait l'horizon de sa lourde masse foncée, je l’écoutais répéter, encore et encore, l’histoire de sa vie. Elle s’arrêtait souvent, la binette avec laquelle elle remuait la terre autour des plants d'artichauts ou de laitue suspendue en plein vol, pour donner libre cours à sa douleur. Son visage aux traits fins était alors baigné de larmes et sa bouche s’ouvrait toute grande, laissant s’échapper de longues complaintes où revenait toujours la même phrase : « Pourquoi ne suis-je pas partie avec vous?! »

Yamina, brûlée vive, alors qu’elle soufflait sur les braises du foyer pour ranimer le feu…Houria, emportée par la coqueluche…Baya, noyée…Fatma, enterrée par son mari à Chéraga, sans même nous aviser…Et Lakhdar…Lakhdar…

Il revenait de la ville sur son vélo. Ils me l’ont ramené avec la cervelle éclatée. Un camion militaire l’a heurté de plein fouet. Il n’avait que dix-huit ans... J’ai couru dans les champs, pieds nus, la tête découverte. J’allais d’arbre en arbre, de rocher en rocher, l’appelant : « Lakhdar… Lakhdar… »

Ce n’est qu’avec ta naissance que ma folie s’est calmée un peu. Dès que tu fus en âge d’être sorti, chaque jour fut pour moi une renaissance à la vie. Je te prenais dans mes bras et m’en allais marchant et criant : « Ô Lakhdar! Tu n’es pas parti! Regarde, Dieu m’a donné ce petit ange pour te remplacer! Ton nom est encore là! »

Tu as éteint le feu qui me dévorait. Mais mon cœur est brûlé à jamais. Jusqu’au jour où j’irai les rejoindre, mes larmes couleront…

Tu les as rejoints, grand-mère. Yamina, Houria, Baya, Fatma et Lakhdar t’entourent de leurs bras affectueux.

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