mardi 24 avril 2007

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Les parents de la fille ne firent aucune difficulté. Les gens du village n’ont jamais été très riches. Aussi, tous les hommes réunis autour de l’imam pour écouter la fatiha furent très impressionnés en entendant le père de M’hammed donner le détail de la dot: un collier de douze soltani d’or, des boucles d’oreilles en or également, des bracelets et des khelkhal en argent, dix tapis et six couvertures en laine de Bou-Saada, un coffre en bois précieux, et bien d’autres objets de valeur pour la maison. En arrivant, ils avaient offert à leur hôte un burnous en poil de chameau et à l’hôtesse une belle tunique achetée à Tunis par un des oncles de M’hammed à son retour de la Mecque.

La visite avait eu lieu au début du printemps. Les deux familles fixèrent la date des noces pour la semaine qui suivrait la fin des moissons. Puis, sur les conseils du Caïd, ils firent l’acquisition de cette parcelle sur laquelle nous nous trouvons et qui appartenait à l’époque à deux sœurs établies à Alger. Elles étaient les seules héritières de leur père qui venait de mourir. Comme elles n’avaient plus aucune attache au village, elles cédèrent le terrain à un prix très bas. C’était une occasion inespérée et l’affaire fut conclue sans difficultés. Toute la famille de M’hammed, à l’exception de deux de ses frères, s’en retourna alors au pays. Dès le lendemain, les trois frères s’attelèrent à la tâche de la construction d’une maison. Ils louèrent les services d’un maçon et s’occupèrent eux-mêmes de ramener la pierre de la montagne à dos de mulet. En deux mois, la maison était finie : une grande pièce avec une partie basse pour les bestiaux et une toiture en tuiles rouges. Il n’en reste que les murs maintenant…La guerre nous a tout pris, les hommes et les biens. Que Dieu ait pitié de nous !

Tout en racontant cette histoire, dont elle avait probablement inventé beaucoup de détails, elle se calmait peu à peu, oubliant pour un temps sa douleur. Je l’écoutais silencieusement, emporté par le récit qu’elle déroulait avec aisance, sans jamais chercher ses mots. On aurait dit qu’elle lisait un livre. Ce M’hammed, je le voyais aller et venir dans le jardin, transportant de lourdes pierres que le maçon taillait ensuite avant de les aligner sur le mur. Il avait les yeux et les cheveux noirs ; sa peau tannée par le soleil se couvrait de grosses gouttes de sueur.

La fête eut lieu comme prévu, après les moissons. Sept jours et sept nuits de réjouissances. Les moutons rôtis sur la braise trônaient à côté des grands plats de couscous. Les joueurs de tambours et de ghaïta ne s’arrêtaient que pour laisser la place aux cavaliers qui, debout sur leurs fiers chevaux, lâchaient des salves de baroud. Les gens du village n’avaient jamais vu cela auparavant car ce sont là des coutumes des gens de Sud.

M’hammed et son épouse Daouya eurent de nombreux enfants, garçons et filles. C’est d’eux que descendent toutes les familles de notre clan. Je n’ai connu que mon grand-père. Il s’appelait S’id. Il eut quatre garçons, dont seuls deux survécurent : Rabah, mon père, et Ahmed, le père de ton grand-père. Ton grand-père est mon cousin mais cela ne l’a pas pour autant empêché de me faire du mal. Ah ! Il m’en a fait du mal…Je ne lui pardonnerai jamais, même dans l’au-delà.

C’était, après celui de la perte brutale de ses enfants, le second sujet de chagrin pour ma grand-mère. Quand elle parlait de son mari, ses traits se durcissaient. Ses muscles se raidissaient d’indignation et de colère. Sa voix aigue devenait lapidaire lorsqu’elle énumérait la longue liste de griefs.

Tout ce qui l’intéressait c’était de se pavaner avec le Caïd. Moi je trimais dans le jardin pour nourrir les enfants et lui passait son temps avec ses amis. Il a passé sa jeunesse à Alger, où il a travaillé comme garçon de café pendant plusieurs années. Quand il m’a épousée, il n’avait aucun métier particulier. Il a travaillé un peu comme maçon, mais cela demandait trop d’efforts. Il a aussi ouvert un café au village. Il n’a pas tenu longtemps. Il n’a jamais été un grand travailleur. Se montrer avec les gens importants, c’était ça qu’il aimait le plus. Il arrivait à l’improviste avec ses amis et me demandait de préparer le couscous. Peu lui importait de savoir si moi et les enfants avions quelque chose à manger. Et malheur à moi si ses désirs n’étaient pas satisfaits ! Non, je ne lui pardonnerai jamais. Quand je mourrai, surtout ne m’enterrez pas à côté de lui. Je ne veux pas le subir encore dans l’autre monde.


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