mardi 22 décembre 2009

12

Une nuit de novembre 1958, le garde-champêtre et sa femme furent tués par des maquisards de l’Armée de Libération Nationale, qui mirent aussi le feu à leur maison, avant de s’enfuir.
Le lendemain, sortis de bon matin jouer devant la porte, ma sœur ainée et moi découvrîmes un spectacle tout à fait inhabituel : de la fumée se dégageait des fenêtres de la maison d’en face, celle du garde-champêtre, et les portes étaient grandes ouvertes. Surmontant notre peur et incapables de résister à la tentation, nous allâmes fouiller les cendres encore fumantes, ramassant furtivement un couteau et une fourchette en acier inoxydable. C’est à partir de ce jour-là que je pris progressivement conscience de la réalité de la guerre. Les mots moudjahed, moudjah’dine que les adultes prononçaient tout bas, en prenant un air grave, firent leur entrée dans mon vocabulaire. La mort brutale du garde-champêtre et de sa femme me fit découvrir la barrière qui séparait notre monde de celui des roumis. Broyel, Baye, Merveille, bien qu’ayant toujours vécu au village, n’étaient pas chez eux parmi nous. Des hommes courageux, les fameux moudjah’dine, étaient prêts à donner leur vie pour qu’ils nous rendissent nos terres qu’ils nous avaient volées. Je sentais confusément qu’ils étaient différents – ils parlaient une autre langue, s’habillaient différemment – mais ils faisaient partie du monde qui m’entourait, tout autant que mes parents. Après tout, certains habitants du village parlaient le kabyle, bien que la majorité parlât l’arabe ; ceux-là parlaient une troisième langue, le français, voilà tout.
L’année suivante, j’entrai à l’école, à l’âge de cinq ans et demi. La vie insouciante de la petite enfance prenait fin. Finies les journées passées à gambader dans la courette et le jardin, poursuivant les poules et les chats, guettant l’arrivée des hirondelles qui, chaque année, revenaient faire leurs nids dans les interstices entre les murs et les poutres en bois qui soutenaient la toiture de notre patio. Inconscientes du danger, elles côtoyaient le serpent qui s’y cachait, et dont la vue nous glaçait de terreur. Il chassait les souris, dont le domaine se trouvait à l’étage, où était conservée la récolte de pommes de terre. Certains matins, ma grand-mère ou ma mère descendait le petit escalier en bois, tenant à la main le piège à souris d’où pendait la petite queue inerte de la bête qui s’y était laissé prendre. Nous poussions alors des hurlements de joie et applaudissions frénétiquement.
Finis les longs moments à observer les cigognes perchées sur la cheminée de l’école et qui me faisaient rire aux éclats lorsque, rejetant leur tête en arrière, elles se mettaient à craqueter, à qui mieux mieux. Les escargots, les papillons, les grenouilles allaient désormais ramper sur les roseaux, voler de fleur en fleur et bondir sur les mottes de terre mouillées par la pluie sans moi. Les heures de la journée allaient s’écouler dans la grande salle de classe au plafond si haut, sous l’œil vigilant de l’instituteur, Cheikh Chaabane. Je n’ai gardé aucun souvenir précis de cette première année à l’école, encore moins de la première journée, sauf une vague image des pupitres immenses pour le petit garçon chétif que j’étais. Le poêle rempli de bûches, qui chauffait la salle de classe en hiver, les plumes sergent-major et la bouteille d’encre munie d’un bec verseur, que l’élève du jour portait de table en table, remplissant les encriers en début de journée, après avoir distribué les cahiers de classe et effacé le tableau, toutes ces images si riches en objets et en gestes maintenant disparus, ce n’est que plus tard qu’elles se graveront dans ma mémoire.
Avec l’école, feront également leur entrée dans ma vie les billes et les pouces en verre aux belles couleurs chatoyantes, que nous disposions en carré, pour disputer avec acharnement de longues parties dans la cour en terre battue, pendant les recréations. Puis vinrent les toupies en bois, qui demandaient une certaines adresse pour les faire tourner à l’aide d’une cordelette, les prendre dans la paume de la main et les jeter encore virevoltantes sur celles de l’adversaire.
C’est cette année là, suite à l’attaque des maquisards qui a coûté la vie au garde-champêtre et à sa femme, que les soldats, français du contingent et goumiers – appelés aussi harki - s’installeront au village. Le chef des goumiers, qu’on disait sanguinaire, et qui sera horriblement torturé par la population à l’indépendance, jeta son dévolu sur notre maison, parce qu’elle se trouvait au sommet de la colline. On dut lui céder une des deux chambres que mon père et Sidi avaient construites quelques mois auparavant, à la place de la masure qui nous tenait lieu de cuisine. Peu avant que le soldat s’y installât avec sa femme, mon père avait hâtivement évacué ma mère et ma tante chez sa cousine d’Alger. Les hommes de troupe occuperont d’autres maisons avec leurs enfants, qui devinrent nos camarades de classe. Ils étaient pour la plupart originaires de l’intérieur du pays et leur accent ressemblait à celui des aaroubya, les bédouins qui chargeaient les camions de gravier et de sable, sur la plage. Cela ne dura que quelques mois, le temps que l’armée leur construisit des baraquements, au bord de la route nationale.
Deux nouvelles salles de classe préfabriquées – la première pour le cours préparatoire et le cours élémentaire et la seconde pour le cours moyen - furent rapidement assemblées, derrière la vieille école dans laquelle s’installèrent quelques soldats français, dont un infirmier et le nouvel instituteur, un sous-officier.
C’est ainsi que la guerre fit une entrée fracassante dans notre village, autrefois si paisible, et dans mon enfance. Presque tous les soirs, des soldats, précédés d’un chien-loup noir tenu en laisse par un grand gaillard barbu, faisaient irruption sans crier gare dans notre maison. Ils fouillaient les chambres et l’écurie, faisaient le tour du jardin, puis ressortaient. Un matin, une affreuse nouvelle fit le tour de l’école : Ammi Lounès, l’épicier du village, dont la fille était dans ma classe, avait été traîné hors de chez lui en pleine nuit et tué par les soldats, sur le chemin de terre qui mène à la dechra. Un hélicoptère tournoyait régulièrement au-dessus du village et nous eûmes même droit un soir au spectacle du bombardement par des avions de l’armée du Mont Bouberak, situé à deux ou trois kilomètres de notre maison. Les soldats s’exerçaient régulièrement au tir sur la grande plage, et le crépitement des fusils mitrailleurs, suivi parfois de fortes explosions – probablement des grenades – couvrait la voix du maître en train de nous dicter une leçon de grammaire.

jeudi 17 mai 2007

11

Notre passe-temps favori était de nous asseoir devant la porte d’entrée et de regarder passer les camions qui se rendaient à la plage ou en revenaient, lourdement chargés de sable ou de gravier, peinant à gravir la pente et émettant à intervalles réguliers un sifflement strident, comme une sorte de soupir bruyant. Ils laissaient derrière eux des traînées de sable mouillé que nous nous empressions de ramasser.

Mais ce que nous guettions avec impatience, c’était la vieille Citroën grise de Monsieur Broyel. Dès que nous l’apercevions, nous courions à sa rencontre. Il ne manquait jamais de s’arrêter pour nous pincer les joues. Puis, après avoir fouillé dans la poche de son veston, il nous présentait à tour de rôle ses deux poings fermés. Chacun de nous devait deviner où se trouvait le bonbon pour y avoir droit.
Monsieur Broyel était l’unique propriétaire de tout le vignoble autour du village. Sa maison, qu’il occupait seul, se trouvait à côté de la cave coopérative, à la limite nord du village. C’était, avec les Baye, le dernier représentant de la communauté qui avait fondé le village, un siècle auparavant.

Nos voisins de gauche, les Merveille, n’habitaient au village que depuis quelques années. Le mari, un employé de la commune, s’occupait de l’entretien de la station de pompage d’eau qui alimentait la ville et qui se trouvait au bord de l’oued. Leur maison située à l’entrée du village, faisait face à l’école, une grande bâtisse dont la cheminée abritait un couple de cigognes.

La maison où habitaient le garde-champêtre et sa femme ― également étrangers au village ― était accolée à l’école. Un petit mur, entièrement couvert de liserons, en cachait la vue. Une pergola de vigne ombrageait l’allée qui menait de l’entrée principale, fermée par une grille, à la porte de la maison. Un grand chien-loup noir y rôdait en permanence. Le garde-champêtre vendait également du tabac, et nous pouvions voir, de temps à autre, un client tirer sur la chaîne qui actionnait la clochette fixée au linteau de briques rouges qui surmontait la grille. Le chien qui somnolait sur le seuil de la porte se lançait alors vers l’inconnu en aboyant. Au bout de quelques instants, la maîtresse de maison se présentait, prenait l’argent et disparaissait pour revenir avec une boîte de chique ou un paquet de cigarettes. Parfois, elle ouvrait la grille et faisait quelques pas dehors, le tablier noué autour de la taille. « Ah ! Tu es là toi ! Viens donc ici Petit Poucet !» C’était ainsi qu’elle m’appelait. Elle refermait la grille pour empêcher le chien de sortir et me faisait signe de traverser la route. La perspective de récolter une friandise était plus forte que ma peur du chien et je finissais toujours par courir dans sa direction. Elle me prenait dans ses bras. « Quand est-ce que tu vas grandir ?» disait-elle en riant. Les bonbons suivaient toujours.

mardi 15 mai 2007

10

Quand je n’étais pas avec ma grand-mère, je traînais avec ma demi-sœur dans le jardin. J’aimais particulièrement les journées d’automne, lorsque la pluie cessait et que le soleil réapparaissait, inondant subitement les plantes encore mouillées d’un flot de lumière. Les escargots, affamés par une longue période de jeûne, sortaient alors de leurs coquilles et se répandaient sur les roseaux à la recherche de nourriture, laissant derrière eux des trainées de bave qui scintillaient au soleil. Muni de quelque vieille boîte rouillée, je me jetais sur eux en poussant de grands cris de joie. La boîte était vite pleine et, bien que prisonniers, ils ne cessaient pas d’avancer. Lorsque l’un d’eux montait sur ma main, je ne pouvais réprimer un mouvement de dégoût, et la boîte tombait alors, projetant les malheureuses bêtes dans toutes les directions.

En octobre, le village était souvent balayé par le vent d’est. Le soir venu, une fois le vent tombé, nous traversions le jardin et, nous faufilant entre les roseaux, nous nous retrouvions dans le bois de pins. Les arbres, d’une dizaine de mètres de haut, desséchés par les fortes chaleurs de l’été, perdaient une grande quantité de branches mortes. Nous nous empressions de les ramasser, et lorsque nos petits bras en étaient pleins, nous courions déposer notre charge dans le jardin pour revenir, encore et encore, jusqu’à ce que l’obscurité nous obligeât à rentrer, fatigués mais heureux.

Parfois, ma grand-mère nous envoyait cueillir des plants de chendgoura ajuga iva ― qui poussaient en abondance dans le bois. Les petites touffes de feuilles allongées perçaient l’épais tapis d’aiguilles et se développaient en groupes de trois ou quatre, semblables à de grosses araignées vertes guettant une proie. Nos yeux balayaient le sol dans toutes les directions et dès que l'un de nous deux en apercevait une, il s'empressait d'aller l'arracher pour ne pas la laisser à l'autre. Nos doigts en devenaient tout verts et collants et la forte odeur de musc qui s’en dégageait nous écœurait un peu. De retour à la maison, il fallait les frotter longtemps avec du savon, sous l’eau du robinet, pour en ôter l’amertume.



lundi 14 mai 2007

9

Nous occupions la maison depuis trois ans déjà.

Entre une grand-mère prisonnière de ses blessures passées et une mère hébétée qui tournoyait sans cesse entre l’écurie et la cuisine ― traire, nettoyer, pétrir, éplucher, laver, servir ―, je poussais telle une plante fragile qui contourne un obstacle pour monter vers la lumière.

Des trois hommes de la maison, seul mon grand-père était présent en permanence. Mon père et son fils travaillaient à Alger et ne revenaient au village qu’une ou deux fois par mois, toujours avec un grand panier rempli de bonnes choses ― belles oranges Thomson, dattes, bananes.

A soixante-dix ans, mon grand-père était encore solide. Ce qui pour moi le distinguait des autres, c’était son couvre-chef, un énorme chapeau de paille qu’il portait hiver comme été pardessus sa chéchia rouge et son turban. Il avait de grandes oreilles poilues et une grosse moustache jaunie par le tabac. Des sourcils broussailleux, un grand nez et une bouche lippue, sur laquelle était toujours collée une de ces cigarettes qu’il roulait à la main, lui donnaient une physionomie de corsaire turc. Sous la djellaba blanche, il portait un pantalon traditionnel bouffant et un gilet d’où pendait la chaîne de son énorme montre. Ses souliers, qui tenaient du mocassin et du sabot, émettaient un couinement qui permettait de l’identifier avant qu’il ait franchi la porte d’entrée, lorsqu’il revenait du marché hebdomadaire ― le mardi ―, le capuchon de son burnous rempli de mandarines.

Mes grands-parents se rendaient souvent à leur ancienne maison. Ils m’emmenaient toujours avec eux ― était-ce pour ne pas se retrouver en tête-à-tête? Les vaches marchaient devant, suivies par mon grand-père et moi assis devant lui sur l’ânesse. Ma grand-mère, enveloppée dans son voile blanc, qu’elle nouait à la ceinture pour avoir les mains libres, fermait la marche. Parfois notre petit convoi suivait la route nationale et d’autres fois nous prenions le chemin qui coupait à travers les collines, en passant par la dechra, le pendant indigène du village colonial ― quelques maisons dispersées autour du cimetière de Sidi-Moussa. Il m’arrivait de me retrouver seul avec mon grand-père, lui adossé à un olivier, surveillant d’un œil distrait les vaches qui broutaient entre les arbres, et roulant de temps à autre une cigarette, et moi observant les processions de fourmis rouges. Il ne parlait pas beaucoup, et au bout d’une heure ou deux, je me sauvais pour aller rejoindre ma grand-mère dans le jardin.

Le soir, nous refaisions le chemin en sens inverse : les vaches se balançant lourdement en tête, moi endormi sur la selle devant mon grand-père, et ma grand-mère marchant derrière nous d’un pas alerte, malgré la fatigue de la journée.

vendredi 11 mai 2007

8

Quelques feuilles de zinc mal assemblées à l'aide d'une structure faite de matériaux hétéroclites ― planches vermoulues, branches d’olivier, parpaings ― et une vieille porte, qu’on fermait le soir avec un petit verrou, séparaient la maison du jardin.

L’écurie était collée à la maison, sur le côté droit. Trois vaches et une ânesse y passaient la nuit. Une partie de l’espace contenait la réserve de foin et les outils ― pioches de différentes tailles, fourches, faux et faucilles, haches… Deux quinquets en cuivre, devenus inutiles, étaient posés là, sous une épaisse couche de poussière, à côté de deux étriers qui avaient peut-être appartenu à l’Ancêtre.

Derrière l’écurie se trouvait la réserve de fumier, alimentée chaque matin par ma mère qui, une fois les vaches traites et emmenées aux champs par mon grand-père, maniait la fourche et poussait la brouette comme un homme pour sortir les litières de paille de la nuit et en mettre de nouvelles. Ma grand-mère l’aidait parfois. Mais cette dernière s’occupait surtout du poulailler et du jardin. Il y avait toujours des poules qui se promenaient partout dans la maison et je poussais de grands cris de joie en entendant leur long caquètement si particulier lorsqu’elles venaient de pondre. Je courais alors vers l’endroit d’où venaient les cris et trouvais toujours un bel œuf blanc ou brun, à côté du bouton de porte en porcelaine blanche que ma grand-mère avait placé là pour inciter les poules à y pondre. « Il est ici ! Il est ici ! » L’œuf ramassé allait prendre place dans le petit panier sphérique que ma grand-mère cachait sous un morceau de tissu, à côté de la réserve de semoule ― deux grands koufis qui occupaient un angle de la pièce où elle dormait. Une fois par semaine, le contenu du panier était cédé contre quelques dizaines de douros à un marchand ambulant aveugle qui venait de la ville voisine.

Le jardin, qu’on avait divisé en deux terrasses, à cause de la forte déclivité du terrain, s’étendait sur une cinquantaine de mètres, jusqu’au bois de pins sylvestres qui bordait le village du côté ouest. Une rangée de figuiers de barbarie en protégeait l’accès. Mon père y avait planté quelques arbres : plusieurs figuiers, deux citronniers, deux poiriers et, courant le long de la haie de roseaux qui limitait notre propriété du côté droit, une rangée de grenadiers. Seuls les figuiers et les citronniers donnaient des fruits d’une qualité acceptable. Les autres arbres servaient surtout à nourrir les oiseaux.

La production de légumes était nettement plus consistante. Le cycle commençait en automne avec les pommes de terre, puis venaient les artichauts, les fèves, les haricots et les oignons. En été, c'étaient les tomates et les poivrons qui, cueillies le matin, se retrouvaient en tchektchouka ou en salade sur la meïda de midi. Bêcher, planter, arroser, récolter: les mêmes gestes revenaient, saison après saison. Un ouvrier payé à la journée exécutait les grands travaux ; ma grand-mère se chargeait ensuite de l’entretien quotidien : sa petite bêche ne s’arrêtait qu’à la tombée du jour.

jeudi 10 mai 2007

7

Un jour ― je devais avoir trois ou quatre ans ― que je furetais, pieds nus, le long du grillage, essayant d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté, dans la maison des roumis, je marchai sur un tesson de bouteille. Je fus sérieusement blessé au pied. La vieille Madame Baye me soigna durant plusieurs semaines. Lorsque je fus complètement guéri, elle m’offrit un verre dont j’ai gardé un souvenir très net.

Dans le prolongement de la façade, on avait construit un petit mur afin de cacher la cour intérieure, domaine des femmes. En poussant une seconde porte, de fabrication un peu plus soignée que la première ― elle était peinte en vert et munie d’un gros verrou ―, on découvrait, à droite, un patio couvert sur lequel donnaient deux grandes pièces. Au-dessus de la première, se trouvait l’unique chambre du premier étage. On y accédait par un petit escalier intérieur en bois et une trappe découpée dans les madriers du plafond. Le patio tenait lieu de salon et de salle à manger. C’était là que les visiteurs étaient reçus et que la veillée se prolongeait en été. Lorsque le repas était fini, la meïda, les petits bancs en bois et la peau de mouton sur laquelle s’asseyait ma grand-mère, étaient rangés dans un coin.

A gauche, se trouvait une sorte de chaumière, dont les cloisons en roseaux étaient parfois recouvertes de bouse de vache séchée qui était utilisée comme combustible : c’était la cuisine, où ma mère passait la plus grande partie de la journée. Pain, repas, conserves en tous genres : tout ce qui se mangeait sortait de là. Il m’arrivait souvent de braver sa colère pour m’accroupir à côté d’elle et sentir l’odeur du pain chaud. Voir les disques de pâte de couleur blanche, auxquels la levure donnait une odeur désagréable, passer des petits plateaux en terre, où ils avaient levé, enveloppés dans des morceaux de tissu, au tadjin, complètement noirci par la fumée, posé sur trois grosses pierres, et devenir de beaux pains dorés et appétissants, m’émerveillait au plus haut point. Faisant fi des cris de ma mère qui m’ordonnait de sortir et respirant difficilement un air rempli de fumée, je la regardais faire. Quand ma grand-mère était présente, j’avais droit à un petit morceau de pain encore tout chaud dans lequel elle mettait parfois une noisette de beurre qui fondait immédiatement et que j’emportais en courant pour aller le déguster tranquillement, adossé à un mur, les jambes nues allongées sur le carrelage rouge vif du patio, que le soleil du matin avait rendu brûlant.

Derrière la « cuisine », au fond, à gauche, il y avait le WC ― à la turque, bien entendu. Quelques planches posées sur la cuvette le transformaient en douche. L’installation de la famille dans le village colonial nous avait permis de bénéficier de deux bienfaits majeurs de la « civilisation » introduite par les roumis : l’électricité et l’eau courante. Les grandes jarres en terre cuite, fabriquées par ma grand-mère, comme la plupart des ustensiles de cuisine de la maison, étaient alignées dans la cour ― témoignage de notre « ruralité » passée. Elles servaient à emmagasiner l’eau. Ainsi, tous continuaient à se laver comme avant, en utilisant une écuelle, et non pas au robinet.

lundi 7 mai 2007

6

Ma grand-mère, que la mort brutale de son fils de dix-huit ans avait plongée dans un état proche de la démence, s’accrocha à moi de toute la force de son amour.

Tôt le matin, avant que le soleil d'été ne devienne brûlant, je t’attachais sur mon dos avec une écharpe en laine et m’en allais à travers champs retrouver les témoins de ma folie passée ― arbres, rochers, torrents. Les bergers, les moissonneurs, les femmes lourdement chargées de leurs grandes cruches pleines d’eau, tous ceux que je croisais, partageaient mon bonheur. Je te soulevais dans mes bras et leur criais : « Regardez ! Ils m’ont enlevé Lakhdar, mais Dieu m’a prise en pitié ; il m’a donné ce petit ange pour éteindre le feu qui dévorait mes entrailles. » Tous rendaient grâce à Dieu de m’avoir permis de retrouver la raison. Les femmes, se souvenant de ma douleur passée, mêlaient leurs larmes aux miennes et, se débarrassant de leur fardeau, te couvraient de baisers.

Quand tu eus un an, nous quittâmes la demeure ancestrale pour nous installer dans le village des colons. Avec l’argent qu’on nous avait donné en compensation de la mort de Lakhdar, ton grand-père y avait acheté la maison où nous habitons maintenant. Elle appartenait à Baye. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec une écurie et un grand jardin. On démolit le deuxième étage et ton père la remit en état.

Les Baye, un couple de vieillards, dont les enfants avaient quitté le village, habitaient de l’autre côté de la rue. En 1958, Il restait en tout quatre familles françaises― quatre hommes et trois femmes. Pourquoi les autres français étaient-ils partis ? Peut-être à cause de l’insuffisance de terres cultivables.

Fondé peu après l’occupation de la ville voisine par les troupes de Bugeaud, en 1844, le village, perché sur la colline qui domine la vallée et l’embouchure de l’oued, au pied du Mont Moumeri, se composait d’une vingtaine de maisons. Il s’étalait de part et d’autre de la route qui quittait la nationale pour aller rejoindre, du côté de la mer, le tracé de l’ancienne voie ferrée.

Notre maison se trouvait exactement au sommet de la colline, en face du réservoir d’eau.

Du petit balcon de l’unique chambre qui avait été conservée à l’étage, et dont le plancher en bois servait à stocker la récolte de pommes de terre, on pouvait voir la mer et l’immense plage qui s’en allait buter à l’est sur la masse noire des falaises. La fenêtre de la façade ouest donnait sur le Mont Bouberak et la vallée, dont les vignes dessinaient une belle composition géométrique qui suivait le cours de la rivière. L’embouchure formait un large bassin où on pouvait distinguer, en fin d'après-midi, les petites barques des pêcheurs de mulets qui y jetaient leurs filets. En suivant du regard le cours de l’oued vers le sud, on pouvait apercevoir au loin les collines verdoyantes où se trouvait, à quelques kilomètres à peine, le village des ancêtres.

On accédait à la maison par une petite porte ― quelques planches mal assemblées ― percée dans une haie de roseaux et de volubilis. Elle donnait sur une courette qu’ombrageait une treille et où il faisait bon s’allonger sur une natte recouverte d’une peau de mouton, les après-midis de juillet, quand le soleil avait basculé derrière la maison. A gauche, un jardinet présentait, pêle-mêle, deux orangers, un citronnier quatre-saisons, un pied de verveine luisa, un carré de persil, coriandre et menthe et quelques pieds de géraniums rouges. Un grillage, également recouvert de volubilis, séparait notre propriété de celle des Merveille.