jeudi 10 mai 2007

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Un jour ― je devais avoir trois ou quatre ans ― que je furetais, pieds nus, le long du grillage, essayant d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté, dans la maison des roumis, je marchai sur un tesson de bouteille. Je fus sérieusement blessé au pied. La vieille Madame Baye me soigna durant plusieurs semaines. Lorsque je fus complètement guéri, elle m’offrit un verre dont j’ai gardé un souvenir très net.

Dans le prolongement de la façade, on avait construit un petit mur afin de cacher la cour intérieure, domaine des femmes. En poussant une seconde porte, de fabrication un peu plus soignée que la première ― elle était peinte en vert et munie d’un gros verrou ―, on découvrait, à droite, un patio couvert sur lequel donnaient deux grandes pièces. Au-dessus de la première, se trouvait l’unique chambre du premier étage. On y accédait par un petit escalier intérieur en bois et une trappe découpée dans les madriers du plafond. Le patio tenait lieu de salon et de salle à manger. C’était là que les visiteurs étaient reçus et que la veillée se prolongeait en été. Lorsque le repas était fini, la meïda, les petits bancs en bois et la peau de mouton sur laquelle s’asseyait ma grand-mère, étaient rangés dans un coin.

A gauche, se trouvait une sorte de chaumière, dont les cloisons en roseaux étaient parfois recouvertes de bouse de vache séchée qui était utilisée comme combustible : c’était la cuisine, où ma mère passait la plus grande partie de la journée. Pain, repas, conserves en tous genres : tout ce qui se mangeait sortait de là. Il m’arrivait souvent de braver sa colère pour m’accroupir à côté d’elle et sentir l’odeur du pain chaud. Voir les disques de pâte de couleur blanche, auxquels la levure donnait une odeur désagréable, passer des petits plateaux en terre, où ils avaient levé, enveloppés dans des morceaux de tissu, au tadjin, complètement noirci par la fumée, posé sur trois grosses pierres, et devenir de beaux pains dorés et appétissants, m’émerveillait au plus haut point. Faisant fi des cris de ma mère qui m’ordonnait de sortir et respirant difficilement un air rempli de fumée, je la regardais faire. Quand ma grand-mère était présente, j’avais droit à un petit morceau de pain encore tout chaud dans lequel elle mettait parfois une noisette de beurre qui fondait immédiatement et que j’emportais en courant pour aller le déguster tranquillement, adossé à un mur, les jambes nues allongées sur le carrelage rouge vif du patio, que le soleil du matin avait rendu brûlant.

Derrière la « cuisine », au fond, à gauche, il y avait le WC ― à la turque, bien entendu. Quelques planches posées sur la cuvette le transformaient en douche. L’installation de la famille dans le village colonial nous avait permis de bénéficier de deux bienfaits majeurs de la « civilisation » introduite par les roumis : l’électricité et l’eau courante. Les grandes jarres en terre cuite, fabriquées par ma grand-mère, comme la plupart des ustensiles de cuisine de la maison, étaient alignées dans la cour ― témoignage de notre « ruralité » passée. Elles servaient à emmagasiner l’eau. Ainsi, tous continuaient à se laver comme avant, en utilisant une écuelle, et non pas au robinet.

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