lundi 14 mai 2007

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Nous occupions la maison depuis trois ans déjà.

Entre une grand-mère prisonnière de ses blessures passées et une mère hébétée qui tournoyait sans cesse entre l’écurie et la cuisine ― traire, nettoyer, pétrir, éplucher, laver, servir ―, je poussais telle une plante fragile qui contourne un obstacle pour monter vers la lumière.

Des trois hommes de la maison, seul mon grand-père était présent en permanence. Mon père et son fils travaillaient à Alger et ne revenaient au village qu’une ou deux fois par mois, toujours avec un grand panier rempli de bonnes choses ― belles oranges Thomson, dattes, bananes.

A soixante-dix ans, mon grand-père était encore solide. Ce qui pour moi le distinguait des autres, c’était son couvre-chef, un énorme chapeau de paille qu’il portait hiver comme été pardessus sa chéchia rouge et son turban. Il avait de grandes oreilles poilues et une grosse moustache jaunie par le tabac. Des sourcils broussailleux, un grand nez et une bouche lippue, sur laquelle était toujours collée une de ces cigarettes qu’il roulait à la main, lui donnaient une physionomie de corsaire turc. Sous la djellaba blanche, il portait un pantalon traditionnel bouffant et un gilet d’où pendait la chaîne de son énorme montre. Ses souliers, qui tenaient du mocassin et du sabot, émettaient un couinement qui permettait de l’identifier avant qu’il ait franchi la porte d’entrée, lorsqu’il revenait du marché hebdomadaire ― le mardi ―, le capuchon de son burnous rempli de mandarines.

Mes grands-parents se rendaient souvent à leur ancienne maison. Ils m’emmenaient toujours avec eux ― était-ce pour ne pas se retrouver en tête-à-tête? Les vaches marchaient devant, suivies par mon grand-père et moi assis devant lui sur l’ânesse. Ma grand-mère, enveloppée dans son voile blanc, qu’elle nouait à la ceinture pour avoir les mains libres, fermait la marche. Parfois notre petit convoi suivait la route nationale et d’autres fois nous prenions le chemin qui coupait à travers les collines, en passant par la dechra, le pendant indigène du village colonial ― quelques maisons dispersées autour du cimetière de Sidi-Moussa. Il m’arrivait de me retrouver seul avec mon grand-père, lui adossé à un olivier, surveillant d’un œil distrait les vaches qui broutaient entre les arbres, et roulant de temps à autre une cigarette, et moi observant les processions de fourmis rouges. Il ne parlait pas beaucoup, et au bout d’une heure ou deux, je me sauvais pour aller rejoindre ma grand-mère dans le jardin.

Le soir, nous refaisions le chemin en sens inverse : les vaches se balançant lourdement en tête, moi endormi sur la selle devant mon grand-père, et ma grand-mère marchant derrière nous d’un pas alerte, malgré la fatigue de la journée.

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