lundi 7 mai 2007

6

Ma grand-mère, que la mort brutale de son fils de dix-huit ans avait plongée dans un état proche de la démence, s’accrocha à moi de toute la force de son amour.

Tôt le matin, avant que le soleil d'été ne devienne brûlant, je t’attachais sur mon dos avec une écharpe en laine et m’en allais à travers champs retrouver les témoins de ma folie passée ― arbres, rochers, torrents. Les bergers, les moissonneurs, les femmes lourdement chargées de leurs grandes cruches pleines d’eau, tous ceux que je croisais, partageaient mon bonheur. Je te soulevais dans mes bras et leur criais : « Regardez ! Ils m’ont enlevé Lakhdar, mais Dieu m’a prise en pitié ; il m’a donné ce petit ange pour éteindre le feu qui dévorait mes entrailles. » Tous rendaient grâce à Dieu de m’avoir permis de retrouver la raison. Les femmes, se souvenant de ma douleur passée, mêlaient leurs larmes aux miennes et, se débarrassant de leur fardeau, te couvraient de baisers.

Quand tu eus un an, nous quittâmes la demeure ancestrale pour nous installer dans le village des colons. Avec l’argent qu’on nous avait donné en compensation de la mort de Lakhdar, ton grand-père y avait acheté la maison où nous habitons maintenant. Elle appartenait à Baye. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec une écurie et un grand jardin. On démolit le deuxième étage et ton père la remit en état.

Les Baye, un couple de vieillards, dont les enfants avaient quitté le village, habitaient de l’autre côté de la rue. En 1958, Il restait en tout quatre familles françaises― quatre hommes et trois femmes. Pourquoi les autres français étaient-ils partis ? Peut-être à cause de l’insuffisance de terres cultivables.

Fondé peu après l’occupation de la ville voisine par les troupes de Bugeaud, en 1844, le village, perché sur la colline qui domine la vallée et l’embouchure de l’oued, au pied du Mont Moumeri, se composait d’une vingtaine de maisons. Il s’étalait de part et d’autre de la route qui quittait la nationale pour aller rejoindre, du côté de la mer, le tracé de l’ancienne voie ferrée.

Notre maison se trouvait exactement au sommet de la colline, en face du réservoir d’eau.

Du petit balcon de l’unique chambre qui avait été conservée à l’étage, et dont le plancher en bois servait à stocker la récolte de pommes de terre, on pouvait voir la mer et l’immense plage qui s’en allait buter à l’est sur la masse noire des falaises. La fenêtre de la façade ouest donnait sur le Mont Bouberak et la vallée, dont les vignes dessinaient une belle composition géométrique qui suivait le cours de la rivière. L’embouchure formait un large bassin où on pouvait distinguer, en fin d'après-midi, les petites barques des pêcheurs de mulets qui y jetaient leurs filets. En suivant du regard le cours de l’oued vers le sud, on pouvait apercevoir au loin les collines verdoyantes où se trouvait, à quelques kilomètres à peine, le village des ancêtres.

On accédait à la maison par une petite porte ― quelques planches mal assemblées ― percée dans une haie de roseaux et de volubilis. Elle donnait sur une courette qu’ombrageait une treille et où il faisait bon s’allonger sur une natte recouverte d’une peau de mouton, les après-midis de juillet, quand le soleil avait basculé derrière la maison. A gauche, un jardinet présentait, pêle-mêle, deux orangers, un citronnier quatre-saisons, un pied de verveine luisa, un carré de persil, coriandre et menthe et quelques pieds de géraniums rouges. Un grillage, également recouvert de volubilis, séparait notre propriété de celle des Merveille.


1 commentaire:

Lwahranya a dit…

C'est très toucant. Vous racontez très bien, Allah yberk!