jeudi 17 mai 2007

11

Notre passe-temps favori était de nous asseoir devant la porte d’entrée et de regarder passer les camions qui se rendaient à la plage ou en revenaient, lourdement chargés de sable ou de gravier, peinant à gravir la pente et émettant à intervalles réguliers un sifflement strident, comme une sorte de soupir bruyant. Ils laissaient derrière eux des traînées de sable mouillé que nous nous empressions de ramasser.

Mais ce que nous guettions avec impatience, c’était la vieille Citroën grise de Monsieur Broyel. Dès que nous l’apercevions, nous courions à sa rencontre. Il ne manquait jamais de s’arrêter pour nous pincer les joues. Puis, après avoir fouillé dans la poche de son veston, il nous présentait à tour de rôle ses deux poings fermés. Chacun de nous devait deviner où se trouvait le bonbon pour y avoir droit.
Monsieur Broyel était l’unique propriétaire de tout le vignoble autour du village. Sa maison, qu’il occupait seul, se trouvait à côté de la cave coopérative, à la limite nord du village. C’était, avec les Baye, le dernier représentant de la communauté qui avait fondé le village, un siècle auparavant.

Nos voisins de gauche, les Merveille, n’habitaient au village que depuis quelques années. Le mari, un employé de la commune, s’occupait de l’entretien de la station de pompage d’eau qui alimentait la ville et qui se trouvait au bord de l’oued. Leur maison située à l’entrée du village, faisait face à l’école, une grande bâtisse dont la cheminée abritait un couple de cigognes.

La maison où habitaient le garde-champêtre et sa femme ― également étrangers au village ― était accolée à l’école. Un petit mur, entièrement couvert de liserons, en cachait la vue. Une pergola de vigne ombrageait l’allée qui menait de l’entrée principale, fermée par une grille, à la porte de la maison. Un grand chien-loup noir y rôdait en permanence. Le garde-champêtre vendait également du tabac, et nous pouvions voir, de temps à autre, un client tirer sur la chaîne qui actionnait la clochette fixée au linteau de briques rouges qui surmontait la grille. Le chien qui somnolait sur le seuil de la porte se lançait alors vers l’inconnu en aboyant. Au bout de quelques instants, la maîtresse de maison se présentait, prenait l’argent et disparaissait pour revenir avec une boîte de chique ou un paquet de cigarettes. Parfois, elle ouvrait la grille et faisait quelques pas dehors, le tablier noué autour de la taille. « Ah ! Tu es là toi ! Viens donc ici Petit Poucet !» C’était ainsi qu’elle m’appelait. Elle refermait la grille pour empêcher le chien de sortir et me faisait signe de traverser la route. La perspective de récolter une friandise était plus forte que ma peur du chien et je finissais toujours par courir dans sa direction. Elle me prenait dans ses bras. « Quand est-ce que tu vas grandir ?» disait-elle en riant. Les bonbons suivaient toujours.

mardi 15 mai 2007

10

Quand je n’étais pas avec ma grand-mère, je traînais avec ma demi-sœur dans le jardin. J’aimais particulièrement les journées d’automne, lorsque la pluie cessait et que le soleil réapparaissait, inondant subitement les plantes encore mouillées d’un flot de lumière. Les escargots, affamés par une longue période de jeûne, sortaient alors de leurs coquilles et se répandaient sur les roseaux à la recherche de nourriture, laissant derrière eux des trainées de bave qui scintillaient au soleil. Muni de quelque vieille boîte rouillée, je me jetais sur eux en poussant de grands cris de joie. La boîte était vite pleine et, bien que prisonniers, ils ne cessaient pas d’avancer. Lorsque l’un d’eux montait sur ma main, je ne pouvais réprimer un mouvement de dégoût, et la boîte tombait alors, projetant les malheureuses bêtes dans toutes les directions.

En octobre, le village était souvent balayé par le vent d’est. Le soir venu, une fois le vent tombé, nous traversions le jardin et, nous faufilant entre les roseaux, nous nous retrouvions dans le bois de pins. Les arbres, d’une dizaine de mètres de haut, desséchés par les fortes chaleurs de l’été, perdaient une grande quantité de branches mortes. Nous nous empressions de les ramasser, et lorsque nos petits bras en étaient pleins, nous courions déposer notre charge dans le jardin pour revenir, encore et encore, jusqu’à ce que l’obscurité nous obligeât à rentrer, fatigués mais heureux.

Parfois, ma grand-mère nous envoyait cueillir des plants de chendgoura ajuga iva ― qui poussaient en abondance dans le bois. Les petites touffes de feuilles allongées perçaient l’épais tapis d’aiguilles et se développaient en groupes de trois ou quatre, semblables à de grosses araignées vertes guettant une proie. Nos yeux balayaient le sol dans toutes les directions et dès que l'un de nous deux en apercevait une, il s'empressait d'aller l'arracher pour ne pas la laisser à l'autre. Nos doigts en devenaient tout verts et collants et la forte odeur de musc qui s’en dégageait nous écœurait un peu. De retour à la maison, il fallait les frotter longtemps avec du savon, sous l’eau du robinet, pour en ôter l’amertume.



lundi 14 mai 2007

9

Nous occupions la maison depuis trois ans déjà.

Entre une grand-mère prisonnière de ses blessures passées et une mère hébétée qui tournoyait sans cesse entre l’écurie et la cuisine ― traire, nettoyer, pétrir, éplucher, laver, servir ―, je poussais telle une plante fragile qui contourne un obstacle pour monter vers la lumière.

Des trois hommes de la maison, seul mon grand-père était présent en permanence. Mon père et son fils travaillaient à Alger et ne revenaient au village qu’une ou deux fois par mois, toujours avec un grand panier rempli de bonnes choses ― belles oranges Thomson, dattes, bananes.

A soixante-dix ans, mon grand-père était encore solide. Ce qui pour moi le distinguait des autres, c’était son couvre-chef, un énorme chapeau de paille qu’il portait hiver comme été pardessus sa chéchia rouge et son turban. Il avait de grandes oreilles poilues et une grosse moustache jaunie par le tabac. Des sourcils broussailleux, un grand nez et une bouche lippue, sur laquelle était toujours collée une de ces cigarettes qu’il roulait à la main, lui donnaient une physionomie de corsaire turc. Sous la djellaba blanche, il portait un pantalon traditionnel bouffant et un gilet d’où pendait la chaîne de son énorme montre. Ses souliers, qui tenaient du mocassin et du sabot, émettaient un couinement qui permettait de l’identifier avant qu’il ait franchi la porte d’entrée, lorsqu’il revenait du marché hebdomadaire ― le mardi ―, le capuchon de son burnous rempli de mandarines.

Mes grands-parents se rendaient souvent à leur ancienne maison. Ils m’emmenaient toujours avec eux ― était-ce pour ne pas se retrouver en tête-à-tête? Les vaches marchaient devant, suivies par mon grand-père et moi assis devant lui sur l’ânesse. Ma grand-mère, enveloppée dans son voile blanc, qu’elle nouait à la ceinture pour avoir les mains libres, fermait la marche. Parfois notre petit convoi suivait la route nationale et d’autres fois nous prenions le chemin qui coupait à travers les collines, en passant par la dechra, le pendant indigène du village colonial ― quelques maisons dispersées autour du cimetière de Sidi-Moussa. Il m’arrivait de me retrouver seul avec mon grand-père, lui adossé à un olivier, surveillant d’un œil distrait les vaches qui broutaient entre les arbres, et roulant de temps à autre une cigarette, et moi observant les processions de fourmis rouges. Il ne parlait pas beaucoup, et au bout d’une heure ou deux, je me sauvais pour aller rejoindre ma grand-mère dans le jardin.

Le soir, nous refaisions le chemin en sens inverse : les vaches se balançant lourdement en tête, moi endormi sur la selle devant mon grand-père, et ma grand-mère marchant derrière nous d’un pas alerte, malgré la fatigue de la journée.

vendredi 11 mai 2007

8

Quelques feuilles de zinc mal assemblées à l'aide d'une structure faite de matériaux hétéroclites ― planches vermoulues, branches d’olivier, parpaings ― et une vieille porte, qu’on fermait le soir avec un petit verrou, séparaient la maison du jardin.

L’écurie était collée à la maison, sur le côté droit. Trois vaches et une ânesse y passaient la nuit. Une partie de l’espace contenait la réserve de foin et les outils ― pioches de différentes tailles, fourches, faux et faucilles, haches… Deux quinquets en cuivre, devenus inutiles, étaient posés là, sous une épaisse couche de poussière, à côté de deux étriers qui avaient peut-être appartenu à l’Ancêtre.

Derrière l’écurie se trouvait la réserve de fumier, alimentée chaque matin par ma mère qui, une fois les vaches traites et emmenées aux champs par mon grand-père, maniait la fourche et poussait la brouette comme un homme pour sortir les litières de paille de la nuit et en mettre de nouvelles. Ma grand-mère l’aidait parfois. Mais cette dernière s’occupait surtout du poulailler et du jardin. Il y avait toujours des poules qui se promenaient partout dans la maison et je poussais de grands cris de joie en entendant leur long caquètement si particulier lorsqu’elles venaient de pondre. Je courais alors vers l’endroit d’où venaient les cris et trouvais toujours un bel œuf blanc ou brun, à côté du bouton de porte en porcelaine blanche que ma grand-mère avait placé là pour inciter les poules à y pondre. « Il est ici ! Il est ici ! » L’œuf ramassé allait prendre place dans le petit panier sphérique que ma grand-mère cachait sous un morceau de tissu, à côté de la réserve de semoule ― deux grands koufis qui occupaient un angle de la pièce où elle dormait. Une fois par semaine, le contenu du panier était cédé contre quelques dizaines de douros à un marchand ambulant aveugle qui venait de la ville voisine.

Le jardin, qu’on avait divisé en deux terrasses, à cause de la forte déclivité du terrain, s’étendait sur une cinquantaine de mètres, jusqu’au bois de pins sylvestres qui bordait le village du côté ouest. Une rangée de figuiers de barbarie en protégeait l’accès. Mon père y avait planté quelques arbres : plusieurs figuiers, deux citronniers, deux poiriers et, courant le long de la haie de roseaux qui limitait notre propriété du côté droit, une rangée de grenadiers. Seuls les figuiers et les citronniers donnaient des fruits d’une qualité acceptable. Les autres arbres servaient surtout à nourrir les oiseaux.

La production de légumes était nettement plus consistante. Le cycle commençait en automne avec les pommes de terre, puis venaient les artichauts, les fèves, les haricots et les oignons. En été, c'étaient les tomates et les poivrons qui, cueillies le matin, se retrouvaient en tchektchouka ou en salade sur la meïda de midi. Bêcher, planter, arroser, récolter: les mêmes gestes revenaient, saison après saison. Un ouvrier payé à la journée exécutait les grands travaux ; ma grand-mère se chargeait ensuite de l’entretien quotidien : sa petite bêche ne s’arrêtait qu’à la tombée du jour.

jeudi 10 mai 2007

7

Un jour ― je devais avoir trois ou quatre ans ― que je furetais, pieds nus, le long du grillage, essayant d’apercevoir ce qui se passait de l’autre côté, dans la maison des roumis, je marchai sur un tesson de bouteille. Je fus sérieusement blessé au pied. La vieille Madame Baye me soigna durant plusieurs semaines. Lorsque je fus complètement guéri, elle m’offrit un verre dont j’ai gardé un souvenir très net.

Dans le prolongement de la façade, on avait construit un petit mur afin de cacher la cour intérieure, domaine des femmes. En poussant une seconde porte, de fabrication un peu plus soignée que la première ― elle était peinte en vert et munie d’un gros verrou ―, on découvrait, à droite, un patio couvert sur lequel donnaient deux grandes pièces. Au-dessus de la première, se trouvait l’unique chambre du premier étage. On y accédait par un petit escalier intérieur en bois et une trappe découpée dans les madriers du plafond. Le patio tenait lieu de salon et de salle à manger. C’était là que les visiteurs étaient reçus et que la veillée se prolongeait en été. Lorsque le repas était fini, la meïda, les petits bancs en bois et la peau de mouton sur laquelle s’asseyait ma grand-mère, étaient rangés dans un coin.

A gauche, se trouvait une sorte de chaumière, dont les cloisons en roseaux étaient parfois recouvertes de bouse de vache séchée qui était utilisée comme combustible : c’était la cuisine, où ma mère passait la plus grande partie de la journée. Pain, repas, conserves en tous genres : tout ce qui se mangeait sortait de là. Il m’arrivait souvent de braver sa colère pour m’accroupir à côté d’elle et sentir l’odeur du pain chaud. Voir les disques de pâte de couleur blanche, auxquels la levure donnait une odeur désagréable, passer des petits plateaux en terre, où ils avaient levé, enveloppés dans des morceaux de tissu, au tadjin, complètement noirci par la fumée, posé sur trois grosses pierres, et devenir de beaux pains dorés et appétissants, m’émerveillait au plus haut point. Faisant fi des cris de ma mère qui m’ordonnait de sortir et respirant difficilement un air rempli de fumée, je la regardais faire. Quand ma grand-mère était présente, j’avais droit à un petit morceau de pain encore tout chaud dans lequel elle mettait parfois une noisette de beurre qui fondait immédiatement et que j’emportais en courant pour aller le déguster tranquillement, adossé à un mur, les jambes nues allongées sur le carrelage rouge vif du patio, que le soleil du matin avait rendu brûlant.

Derrière la « cuisine », au fond, à gauche, il y avait le WC ― à la turque, bien entendu. Quelques planches posées sur la cuvette le transformaient en douche. L’installation de la famille dans le village colonial nous avait permis de bénéficier de deux bienfaits majeurs de la « civilisation » introduite par les roumis : l’électricité et l’eau courante. Les grandes jarres en terre cuite, fabriquées par ma grand-mère, comme la plupart des ustensiles de cuisine de la maison, étaient alignées dans la cour ― témoignage de notre « ruralité » passée. Elles servaient à emmagasiner l’eau. Ainsi, tous continuaient à se laver comme avant, en utilisant une écuelle, et non pas au robinet.

lundi 7 mai 2007

6

Ma grand-mère, que la mort brutale de son fils de dix-huit ans avait plongée dans un état proche de la démence, s’accrocha à moi de toute la force de son amour.

Tôt le matin, avant que le soleil d'été ne devienne brûlant, je t’attachais sur mon dos avec une écharpe en laine et m’en allais à travers champs retrouver les témoins de ma folie passée ― arbres, rochers, torrents. Les bergers, les moissonneurs, les femmes lourdement chargées de leurs grandes cruches pleines d’eau, tous ceux que je croisais, partageaient mon bonheur. Je te soulevais dans mes bras et leur criais : « Regardez ! Ils m’ont enlevé Lakhdar, mais Dieu m’a prise en pitié ; il m’a donné ce petit ange pour éteindre le feu qui dévorait mes entrailles. » Tous rendaient grâce à Dieu de m’avoir permis de retrouver la raison. Les femmes, se souvenant de ma douleur passée, mêlaient leurs larmes aux miennes et, se débarrassant de leur fardeau, te couvraient de baisers.

Quand tu eus un an, nous quittâmes la demeure ancestrale pour nous installer dans le village des colons. Avec l’argent qu’on nous avait donné en compensation de la mort de Lakhdar, ton grand-père y avait acheté la maison où nous habitons maintenant. Elle appartenait à Baye. C’était une vieille bâtisse à deux étages, avec une écurie et un grand jardin. On démolit le deuxième étage et ton père la remit en état.

Les Baye, un couple de vieillards, dont les enfants avaient quitté le village, habitaient de l’autre côté de la rue. En 1958, Il restait en tout quatre familles françaises― quatre hommes et trois femmes. Pourquoi les autres français étaient-ils partis ? Peut-être à cause de l’insuffisance de terres cultivables.

Fondé peu après l’occupation de la ville voisine par les troupes de Bugeaud, en 1844, le village, perché sur la colline qui domine la vallée et l’embouchure de l’oued, au pied du Mont Moumeri, se composait d’une vingtaine de maisons. Il s’étalait de part et d’autre de la route qui quittait la nationale pour aller rejoindre, du côté de la mer, le tracé de l’ancienne voie ferrée.

Notre maison se trouvait exactement au sommet de la colline, en face du réservoir d’eau.

Du petit balcon de l’unique chambre qui avait été conservée à l’étage, et dont le plancher en bois servait à stocker la récolte de pommes de terre, on pouvait voir la mer et l’immense plage qui s’en allait buter à l’est sur la masse noire des falaises. La fenêtre de la façade ouest donnait sur le Mont Bouberak et la vallée, dont les vignes dessinaient une belle composition géométrique qui suivait le cours de la rivière. L’embouchure formait un large bassin où on pouvait distinguer, en fin d'après-midi, les petites barques des pêcheurs de mulets qui y jetaient leurs filets. En suivant du regard le cours de l’oued vers le sud, on pouvait apercevoir au loin les collines verdoyantes où se trouvait, à quelques kilomètres à peine, le village des ancêtres.

On accédait à la maison par une petite porte ― quelques planches mal assemblées ― percée dans une haie de roseaux et de volubilis. Elle donnait sur une courette qu’ombrageait une treille et où il faisait bon s’allonger sur une natte recouverte d’une peau de mouton, les après-midis de juillet, quand le soleil avait basculé derrière la maison. A gauche, un jardinet présentait, pêle-mêle, deux orangers, un citronnier quatre-saisons, un pied de verveine luisa, un carré de persil, coriandre et menthe et quelques pieds de géraniums rouges. Un grillage, également recouvert de volubilis, séparait notre propriété de celle des Merveille.


mercredi 25 avril 2007

5

C’était une haine tenace, la haine d’une femme que le sort avait malmenée. Elle avait de surcroit trouvé en face d’elle un mari qui ne se souciait guère de sa douleur et qui, abusant de ses privilèges de mâle, la laissait se débattre seule face aux difficultés de la vie quotidienne, n’hésitant pas à devenir brutal pour imposer sa loi.

Paradoxalement, ce long combat contre l’adversité du destin, en lui imposant de mobiliser toutes les ressources de sa personnalité, lui avait aussi permis de développer pleinement tous ses talents. Travaux des champs et entretien des bêtes, poterie, tissage, médecine traditionnelle : rien de ce qui touchait à la vie rurale ne lui était étranger. Elle excellait en tout. On venait souvent la quérir pour assister les femmes en couches ou la consulter pour toutes sortes d’affections, qu’elle traitait en utilisant des plantes et des techniques traditionnelles apprises de sa belle-mère.

Mais cette tension psychologique, qui aurait certainement définitivement brisé toute femme, avait fini par la rendre irritable au plus haut point.

C’était envers ma mère en particulier qu’elle manifestait le plus d’animosité. Fort heureusement, cette dernière avait été dressée à l’obéissance totale par un père qui ne souffrait pas qu’on exprimât la moindre protestation à ses réprimandes. Tout ce que demandaient Sidi et Lalla ― c’est ainsi qu’elle appelait son beau-père et sa belle-mère ― devait être exécuté sur le champ.

C’était surtout à mon sujet que ma grand-mère faisait le plus de reproches à sa bru. S’il arrivait à ma mère de me donner une tape, probablement bien méritée, sur les fesses et que j’allasse me jeter en pleurs dans le giron de ma grand-mère, la réaction de cette dernière était invariablement la même :

Est-ce ainsi qu’une mère doit se comporter ? Frapper un poussin comme lui ! Non, ce n’est pas ainsi qu’on élève les enfants. J’en ai eu sept et je n’ai jamais levé la main sur aucun d’eux. Regarde-le; il n’a que la peau sur les os. Quel cœur est donc le tien ?

Ma mère ne répondait jamais à ses remontrances. Elle vaquait à ses occupations tel un automate. Les mots glissaient sur elle sans la toucher. Jamais je ne l’ai vue esquisser le moindre geste d’impatience. La carapace développée face au père a toujours tenu bon.

mardi 24 avril 2007

4

Les parents de la fille ne firent aucune difficulté. Les gens du village n’ont jamais été très riches. Aussi, tous les hommes réunis autour de l’imam pour écouter la fatiha furent très impressionnés en entendant le père de M’hammed donner le détail de la dot: un collier de douze soltani d’or, des boucles d’oreilles en or également, des bracelets et des khelkhal en argent, dix tapis et six couvertures en laine de Bou-Saada, un coffre en bois précieux, et bien d’autres objets de valeur pour la maison. En arrivant, ils avaient offert à leur hôte un burnous en poil de chameau et à l’hôtesse une belle tunique achetée à Tunis par un des oncles de M’hammed à son retour de la Mecque.

La visite avait eu lieu au début du printemps. Les deux familles fixèrent la date des noces pour la semaine qui suivrait la fin des moissons. Puis, sur les conseils du Caïd, ils firent l’acquisition de cette parcelle sur laquelle nous nous trouvons et qui appartenait à l’époque à deux sœurs établies à Alger. Elles étaient les seules héritières de leur père qui venait de mourir. Comme elles n’avaient plus aucune attache au village, elles cédèrent le terrain à un prix très bas. C’était une occasion inespérée et l’affaire fut conclue sans difficultés. Toute la famille de M’hammed, à l’exception de deux de ses frères, s’en retourna alors au pays. Dès le lendemain, les trois frères s’attelèrent à la tâche de la construction d’une maison. Ils louèrent les services d’un maçon et s’occupèrent eux-mêmes de ramener la pierre de la montagne à dos de mulet. En deux mois, la maison était finie : une grande pièce avec une partie basse pour les bestiaux et une toiture en tuiles rouges. Il n’en reste que les murs maintenant…La guerre nous a tout pris, les hommes et les biens. Que Dieu ait pitié de nous !

Tout en racontant cette histoire, dont elle avait probablement inventé beaucoup de détails, elle se calmait peu à peu, oubliant pour un temps sa douleur. Je l’écoutais silencieusement, emporté par le récit qu’elle déroulait avec aisance, sans jamais chercher ses mots. On aurait dit qu’elle lisait un livre. Ce M’hammed, je le voyais aller et venir dans le jardin, transportant de lourdes pierres que le maçon taillait ensuite avant de les aligner sur le mur. Il avait les yeux et les cheveux noirs ; sa peau tannée par le soleil se couvrait de grosses gouttes de sueur.

La fête eut lieu comme prévu, après les moissons. Sept jours et sept nuits de réjouissances. Les moutons rôtis sur la braise trônaient à côté des grands plats de couscous. Les joueurs de tambours et de ghaïta ne s’arrêtaient que pour laisser la place aux cavaliers qui, debout sur leurs fiers chevaux, lâchaient des salves de baroud. Les gens du village n’avaient jamais vu cela auparavant car ce sont là des coutumes des gens de Sud.

M’hammed et son épouse Daouya eurent de nombreux enfants, garçons et filles. C’est d’eux que descendent toutes les familles de notre clan. Je n’ai connu que mon grand-père. Il s’appelait S’id. Il eut quatre garçons, dont seuls deux survécurent : Rabah, mon père, et Ahmed, le père de ton grand-père. Ton grand-père est mon cousin mais cela ne l’a pas pour autant empêché de me faire du mal. Ah ! Il m’en a fait du mal…Je ne lui pardonnerai jamais, même dans l’au-delà.

C’était, après celui de la perte brutale de ses enfants, le second sujet de chagrin pour ma grand-mère. Quand elle parlait de son mari, ses traits se durcissaient. Ses muscles se raidissaient d’indignation et de colère. Sa voix aigue devenait lapidaire lorsqu’elle énumérait la longue liste de griefs.

Tout ce qui l’intéressait c’était de se pavaner avec le Caïd. Moi je trimais dans le jardin pour nourrir les enfants et lui passait son temps avec ses amis. Il a passé sa jeunesse à Alger, où il a travaillé comme garçon de café pendant plusieurs années. Quand il m’a épousée, il n’avait aucun métier particulier. Il a travaillé un peu comme maçon, mais cela demandait trop d’efforts. Il a aussi ouvert un café au village. Il n’a pas tenu longtemps. Il n’a jamais été un grand travailleur. Se montrer avec les gens importants, c’était ça qu’il aimait le plus. Il arrivait à l’improviste avec ses amis et me demandait de préparer le couscous. Peu lui importait de savoir si moi et les enfants avions quelque chose à manger. Et malheur à moi si ses désirs n’étaient pas satisfaits ! Non, je ne lui pardonnerai jamais. Quand je mourrai, surtout ne m’enterrez pas à côté de lui. Je ne veux pas le subir encore dans l’autre monde.


mardi 10 avril 2007

3

Puis, se calmant peu à peu et s’essuyant les yeux avec un pan de sa longue tunique, dont les extrémités étaient ornées de minces frises aux couleurs vives, elle se lançait dans une évocation de ce passé lointain qu'elle savait si bien faire revivre. Les mots sortaient de sa bouche édentée en un flot ininterrompu, comme si elle décrivait des scènes se déroulant sous ses yeux. Elle parlait de sa mère devenue veuve avec quatre jeunes enfants qu’il fallait nourrir vaille que vaille.

Cela ne faisait pas encore une année que j’étais mariée. Elle venait me voir, les yeux rougis par les larmes. Je savais que ma sœur et mes trois frères n’avaient rien à manger. J’allais alors dans le jardin ― celui-ci même, s’il pouvait parler ―, en faisant attention à ne pas être vue par ton grand-père, et remplissais un plein panier de pommes de terre, de carottes ou de fèves, qu’elle emportait sur son dos. Ce fut ainsi jusqu’à ce que l’aîné des garçons fût en âge de gagner sa vie comme journalier, chez les colons.

Elle restait parfois de longues minutes sans rien dire, comme si elle scrutait sa mémoire, cherchant un détail oublié. Ayant trouvé la pièce manquante, elle revenait alors à la seule histoire qu’elle racontait toujours avec un plaisir évident et en donnant force détails : l’histoire de l’Ancêtre. C’était le sien tout autant que celui de son mari, qui était son cousin germain.

Il s’appelait M’hammed. Il n’avait pas plus de vingt ans quand il arriva au village pour la première fois. Il était seul, encore célibataire. Aucun de ses nombreux frères ne l’accompagnait. Il était d’une famille de marabouts, dont l’ancêtre est un saint, vénéré par tous les Archs de sa région à ce jour.

Il était très habile avec les chevaux. Comme il était également bien fait de sa personne et qu’il avait le verbe facile, il parvint à entrer dans le cercle du
Caïd et devint rapidement un de ses intimes. Au bout de quelques années, ayant gagné assez d’argent, il songea à se marier, afin de s’établir définitivement dans le village. Il en parla au Caïd, qui en référa à sa femme. Cette dernière n’eut aucune difficulté à trouver une jeune fille dans une des familles les plus en vue du village.

Le jeune homme s’en retourna alors auprès des siens. Il revint au bout de quelques mois, accompagné de ses parents, de tous ses frères et sœurs, ainsi que plusieurs hommes et femmes de sa tribu. Ils avaient des chameaux et des chevaux. Ils installèrent leurs tentes pas très loin de l’
oued ― il n’y avait pas de vigne en ce temps-là, car les Français n’étaient pas encore arrivés. Le lendemain, après avoir rendu une visite de courtoisie au Caïd, auquel ils remirent de somptueux tapis en poil de chameau, ils allèrent demander la main de la jeune fille.

jeudi 5 avril 2007

2

Dans nos contrées, la naissance du premier enfant est toujours une épreuve difficile pour toute femme, mais si c’est un garçon, alors la délivrance est double : à la joie d’être enfin débarrassée du fardeau porté durant neuf longs mois s’ajoute le soulagement qu’éprouve la jeune mère en apprenant que le nouveau-né est un mâle, qui perpétuera la lignée du père.

De tous ceux que ma venue au monde avait comblés, ma grand-mère était certainement la plus reconnaissante.

Ma grand-mère…

Je l’ai toujours connue ridée ― elle avait déjà soixante ans à ma naissance. Petite, menue, elle ne voyait plus que d’un œil, le second ayant été complètement abîmé par la cataracte. Je découvris progressivement le lien particulier qui nous unissait durant les longues journées que nous passions ― seuls ― dans le silence du jardin en pente où elle aimait tant se retrouver, au printemps, quand le soleil faisait vibrer l'air de mille mélodies et que la rosée du matin recouvrait l'herbe d'un tapis de cristal. On entendait parfois au loin les cris d'un berger qui rappelait à l'ordre quelque vache qui n'avait pu résister à l'attrait des épis de blé gorgés d'eau. Petit enfant de cinq ou six ans, je ne me lassais jamais en sa compagnie d'écouter ce que disaient les arbres, les fleurs, les insectes de toutes tailles, sur cette terre ancestrale que tant de générations avaient aimée du même amour ardent. Bercé par une douce brise printanière, le regard perdu au loin dans la vallée couverte de vignes et, au-delà, dans la montagne qui barrait l'horizon de sa lourde masse foncée, je l’écoutais répéter, encore et encore, l’histoire de sa vie. Elle s’arrêtait souvent, la binette avec laquelle elle remuait la terre autour des plants d'artichauts ou de laitue suspendue en plein vol, pour donner libre cours à sa douleur. Son visage aux traits fins était alors baigné de larmes et sa bouche s’ouvrait toute grande, laissant s’échapper de longues complaintes où revenait toujours la même phrase : « Pourquoi ne suis-je pas partie avec vous?! »

Yamina, brûlée vive, alors qu’elle soufflait sur les braises du foyer pour ranimer le feu…Houria, emportée par la coqueluche…Baya, noyée…Fatma, enterrée par son mari à Chéraga, sans même nous aviser…Et Lakhdar…Lakhdar…

Il revenait de la ville sur son vélo. Ils me l’ont ramené avec la cervelle éclatée. Un camion militaire l’a heurté de plein fouet. Il n’avait que dix-huit ans... J’ai couru dans les champs, pieds nus, la tête découverte. J’allais d’arbre en arbre, de rocher en rocher, l’appelant : « Lakhdar… Lakhdar… »

Ce n’est qu’avec ta naissance que ma folie s’est calmée un peu. Dès que tu fus en âge d’être sorti, chaque jour fut pour moi une renaissance à la vie. Je te prenais dans mes bras et m’en allais marchant et criant : « Ô Lakhdar! Tu n’es pas parti! Regarde, Dieu m’a donné ce petit ange pour te remplacer! Ton nom est encore là! »

Tu as éteint le feu qui me dévorait. Mais mon cœur est brûlé à jamais. Jusqu’au jour où j’irai les rejoindre, mes larmes couleront…

Tu les as rejoints, grand-mère. Yamina, Houria, Baya, Fatma et Lakhdar t’entourent de leurs bras affectueux.

mercredi 4 avril 2007

1


Oui, ce monde-là a vraiment existé. Je l’ai connu. Bien sûr, ceux et celles qui l’ont incarné, dans le clan où j’ai vu le jour, ne sont plus là pour en témoigner. Ils sont allés rejoindre, dans la vaste galerie des disparus, tous ceux dont l'existence a pris fin mais dont le souvenir est conservé dans les mémoires défaillantes des hommes ou, pour les plus illustres, dans les musées et les bibliothèques.

La vieille maison, achetée en 1954 aux Baye et remise en état par mon père, n’a pas su leur survivre. Elle a rendu l’âme, secouée, jusqu’à en devenir un tas de gravats informe, par les ondes sismiques longitudinales et transversales venues de la mer, un certain mercredi 21 mai 2003 à 18H44 GMT. Depuis longtemps déjà, il est vrai, elle ne servait plus qu’à accueillir, en été, ceux de ma famille qui avaient encore le courage de s’y rendre, fuyant pour quelques jours la cohue de la capitale, et aussi, pour les plus âgés, retrouver les personnes, les couleurs, les sons et les odeurs qui avaient peuplé l’univers de leur enfance ou de leur jeunesse. C’était le dernier témoin du Monde Disparu.

Il ne reste plus que la terre, celle-là même qu’ont foulée les soldats des différentes armées qui ont traversé (pacifié, disaient-ils) la région depuis deux mille ans : Romains, Vandales ― peut-être ―, Byzantins, Arabes, Turcs et Français. Les Phéniciens, pacifiques navigateurs intéressés par le seul commerce, furent les premiers étrangers à s’implanter sur la côte, à quelques kilomètres de là. Comme trace de leur passage, il y a aujourd’hui une petite ville, endormie hors du temps, un peu en retrait de la mer, sur le cap en forme de long bec, reconstruite à chaque nouvelle invasion au goût de l'occupant.

En 1960, une autre maison, celle qu’avait bâtie l’Ancêtre, fraîchement débarqué de sa steppe natale ― ou peut-être un de ses descendants ―, avait été désertée aussi. Les murs de pierre avaient été dégarnis de leurs toitures en tuiles romaines, de leurs poutres en bois d'olivier et de leurs lourdes portes en chêne, puis abandonnés, ainsi que tous les murs du village, aux chacals, qu’enfant je ne pouvais entendre hurler la nuit sans en éprouver une indicible terreur. L’administration militaire avait donné l’ordre aux habitants d’évacuer leurs demeures. Elles avaient la malchance d’être situées dans une « zone interdite », perchées sur un piton calcaire à un ou deux kilomètres de la route nationale. Nous n’y habitions plus depuis cinq ans déjà, mais c’étaient la maison et le village des ancêtres, où ma grand-mère et mon grand-père allaient régulièrement retrouver leur parentèle, leurs histoires, leurs racines, leurs morts aussi.

C’est dans la pièce du fond, celle qui fait face à l’entrée, que je suis né, au printemps de l’Année de la Guerre ― qui devait être déclenchée huit mois plus tard, à la Toussaint, par quelques misérables paysans armés de fusils de chasse et de gourdins. On dut aller quérir le médecin de la ville pour délivrer ma mère. Elle avait été donnée en mariage à mon père l’année précédente. Elle avait alors dix-neuf ans et lui trente-huit. C’était le troisième mariage de mon père, qui n’avait pas eu de chance avec les deux premières épouses, choisies par son père, dans le clan de ses oncles maternels, et tyrannisées par sa mère, jusqu'à provoquer le divorce. La seconde femme lui avait laissé une fille, de quatre ans mon aînée, et la première, un garçon, qui avait l’âge de ma mère.