mercredi 4 avril 2007

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Oui, ce monde-là a vraiment existé. Je l’ai connu. Bien sûr, ceux et celles qui l’ont incarné, dans le clan où j’ai vu le jour, ne sont plus là pour en témoigner. Ils sont allés rejoindre, dans la vaste galerie des disparus, tous ceux dont l'existence a pris fin mais dont le souvenir est conservé dans les mémoires défaillantes des hommes ou, pour les plus illustres, dans les musées et les bibliothèques.

La vieille maison, achetée en 1954 aux Baye et remise en état par mon père, n’a pas su leur survivre. Elle a rendu l’âme, secouée, jusqu’à en devenir un tas de gravats informe, par les ondes sismiques longitudinales et transversales venues de la mer, un certain mercredi 21 mai 2003 à 18H44 GMT. Depuis longtemps déjà, il est vrai, elle ne servait plus qu’à accueillir, en été, ceux de ma famille qui avaient encore le courage de s’y rendre, fuyant pour quelques jours la cohue de la capitale, et aussi, pour les plus âgés, retrouver les personnes, les couleurs, les sons et les odeurs qui avaient peuplé l’univers de leur enfance ou de leur jeunesse. C’était le dernier témoin du Monde Disparu.

Il ne reste plus que la terre, celle-là même qu’ont foulée les soldats des différentes armées qui ont traversé (pacifié, disaient-ils) la région depuis deux mille ans : Romains, Vandales ― peut-être ―, Byzantins, Arabes, Turcs et Français. Les Phéniciens, pacifiques navigateurs intéressés par le seul commerce, furent les premiers étrangers à s’implanter sur la côte, à quelques kilomètres de là. Comme trace de leur passage, il y a aujourd’hui une petite ville, endormie hors du temps, un peu en retrait de la mer, sur le cap en forme de long bec, reconstruite à chaque nouvelle invasion au goût de l'occupant.

En 1960, une autre maison, celle qu’avait bâtie l’Ancêtre, fraîchement débarqué de sa steppe natale ― ou peut-être un de ses descendants ―, avait été désertée aussi. Les murs de pierre avaient été dégarnis de leurs toitures en tuiles romaines, de leurs poutres en bois d'olivier et de leurs lourdes portes en chêne, puis abandonnés, ainsi que tous les murs du village, aux chacals, qu’enfant je ne pouvais entendre hurler la nuit sans en éprouver une indicible terreur. L’administration militaire avait donné l’ordre aux habitants d’évacuer leurs demeures. Elles avaient la malchance d’être situées dans une « zone interdite », perchées sur un piton calcaire à un ou deux kilomètres de la route nationale. Nous n’y habitions plus depuis cinq ans déjà, mais c’étaient la maison et le village des ancêtres, où ma grand-mère et mon grand-père allaient régulièrement retrouver leur parentèle, leurs histoires, leurs racines, leurs morts aussi.

C’est dans la pièce du fond, celle qui fait face à l’entrée, que je suis né, au printemps de l’Année de la Guerre ― qui devait être déclenchée huit mois plus tard, à la Toussaint, par quelques misérables paysans armés de fusils de chasse et de gourdins. On dut aller quérir le médecin de la ville pour délivrer ma mère. Elle avait été donnée en mariage à mon père l’année précédente. Elle avait alors dix-neuf ans et lui trente-huit. C’était le troisième mariage de mon père, qui n’avait pas eu de chance avec les deux premières épouses, choisies par son père, dans le clan de ses oncles maternels, et tyrannisées par sa mère, jusqu'à provoquer le divorce. La seconde femme lui avait laissé une fille, de quatre ans mon aînée, et la première, un garçon, qui avait l’âge de ma mère.

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