mardi 10 avril 2007

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Puis, se calmant peu à peu et s’essuyant les yeux avec un pan de sa longue tunique, dont les extrémités étaient ornées de minces frises aux couleurs vives, elle se lançait dans une évocation de ce passé lointain qu'elle savait si bien faire revivre. Les mots sortaient de sa bouche édentée en un flot ininterrompu, comme si elle décrivait des scènes se déroulant sous ses yeux. Elle parlait de sa mère devenue veuve avec quatre jeunes enfants qu’il fallait nourrir vaille que vaille.

Cela ne faisait pas encore une année que j’étais mariée. Elle venait me voir, les yeux rougis par les larmes. Je savais que ma sœur et mes trois frères n’avaient rien à manger. J’allais alors dans le jardin ― celui-ci même, s’il pouvait parler ―, en faisant attention à ne pas être vue par ton grand-père, et remplissais un plein panier de pommes de terre, de carottes ou de fèves, qu’elle emportait sur son dos. Ce fut ainsi jusqu’à ce que l’aîné des garçons fût en âge de gagner sa vie comme journalier, chez les colons.

Elle restait parfois de longues minutes sans rien dire, comme si elle scrutait sa mémoire, cherchant un détail oublié. Ayant trouvé la pièce manquante, elle revenait alors à la seule histoire qu’elle racontait toujours avec un plaisir évident et en donnant force détails : l’histoire de l’Ancêtre. C’était le sien tout autant que celui de son mari, qui était son cousin germain.

Il s’appelait M’hammed. Il n’avait pas plus de vingt ans quand il arriva au village pour la première fois. Il était seul, encore célibataire. Aucun de ses nombreux frères ne l’accompagnait. Il était d’une famille de marabouts, dont l’ancêtre est un saint, vénéré par tous les Archs de sa région à ce jour.

Il était très habile avec les chevaux. Comme il était également bien fait de sa personne et qu’il avait le verbe facile, il parvint à entrer dans le cercle du
Caïd et devint rapidement un de ses intimes. Au bout de quelques années, ayant gagné assez d’argent, il songea à se marier, afin de s’établir définitivement dans le village. Il en parla au Caïd, qui en référa à sa femme. Cette dernière n’eut aucune difficulté à trouver une jeune fille dans une des familles les plus en vue du village.

Le jeune homme s’en retourna alors auprès des siens. Il revint au bout de quelques mois, accompagné de ses parents, de tous ses frères et sœurs, ainsi que plusieurs hommes et femmes de sa tribu. Ils avaient des chameaux et des chevaux. Ils installèrent leurs tentes pas très loin de l’
oued ― il n’y avait pas de vigne en ce temps-là, car les Français n’étaient pas encore arrivés. Le lendemain, après avoir rendu une visite de courtoisie au Caïd, auquel ils remirent de somptueux tapis en poil de chameau, ils allèrent demander la main de la jeune fille.

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